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La Fouace de Roquefeuil

Un jour, confortablement installé dans son meilleur fauteuil, dans la grande salle de son château de la Roquette, le Seigneur Roquefeuil se régalait d’une part de fouace bien dorée et couverte de miel.

- Donne-moi un autre morceau de fouace, commanda-t-il à son page en se léchant les doigts.

- Il n’en reste plus, Maître. Mais c’est pas grave, je descend à la cuisine en chercher.

Et il courut aussitôt vers la cuisine.

- Cuisinier ! Notre maître veut de la fouace !

- Je n’en ai plus ! répondit le cuisinier. Mais c’est pas grave, je vais en préparer une.

Et il alla de ce pas à la réserve, quérir de la farine.

- Intendant ! rempli ma jatte de farine, notre Maître veut manger une pâtisserie.

- Ah… ! nous venons de vider le dernier sac. Mais c’est pas grave, je vais en chercher au moulin.

Et il mit son manteau, puis partit vers le moulin pour aller commander un nouveau stock de farine.

- Meunier ! il me faut de la farine pour regarnir les réserves du château.

- Hélas ! j’ai moulu mon dernier sac de blé et il ne me reste même pas une livre de farine. Mais c’est pas grave, je vais de ce pas m’approvisionner chez le paysan.

Et, avec son âne bâté, il s’en alla vers la ferme, chercher du froment.

- Païre* ! donnes-moi ton blé à moudre car j’ai tout moulu, jusqu’au dernier grain.

- Pauvre de moi ! Je n’en ai plus ! la récolte fut bien maigre cet été ; et entre les prélèvements du château, ceux des rats et le peu que j’ai pu donner à ma femme pour nourrir mes enfants, tu me vois misérable et démuni jusqu’à la prochaine moisson…

Son âne tout aussi léger qu’à l’aller, le meunier, marri, repartit avertir l’intendant. Celui-ci s’empressa de rapporter l’information au cuisinier, qui fit annoncer à Roquefeuil par le page (car il se doutait que c’était une mauvaise nouvelle) qu’il n’y aurait pas de fouace.

Roquefeuil, furieux, envoya son garde-chasse Raynol* secouer l’outrecuidant fermier qui refusait de donner son blé.

Sur le pas de la porte de la masure, Raynol menaça le pauvre fermier :

- Si tu ne me donnes pas de froment pour que le meunier fasse de la farine qui sera pétrie et cuite par le cuisinier pour faire une fouace pour notre Maître, il te reprendra la ferme et te jettera dehors, toi et ta famille.

- Mais comment puis-je te donner du grain puisque toute la dernière récolte est consommée ?

- Et que caches-tu dans cette jarre ? demanda Raynol d’un air inquisiteur, en pointant du doigt vers l’intérieur de la maison.

- C’est la semence qui permettra de semer, faire pousser et récolter tout le froment de l’année à venir, puissent les cieux être cléments.

- Je la prends !

Il bouscula le fermier, saisit la longue jarre sous son bras et repassait la porte, quand le fils aîné tendit la jambe pour faire trébucher Raynol. Ce dernier laissa choir la jarre qui se fracassa en répandant la précieuse semence sur le sol. Il dégaina son épée pour venger l’affront, mais se ravisa, pensant qu’il avait plus intérêt à donner satisfaction à son maître qu’à se venger d’un misérable paysan sans importance. Il s’accroupit, ramassa tout le blé qu’il put en le ramenant de la main sur un pan de sa cape posée par terre. Puis, il s’en alla au galop vers le moulin, songeant au bénéfice qu’il tirerait de cette action auprès de son maître.

Sans délai et sans question, le blé fut moulu par le meunier, la farine pétrie et la fouace cuite par le cuisinier, puis engloutie par Roquefeuil… Mais ce fut la dernière !

Ainsi s’était achevée la réserve de blé du pays, dans l’incurie, l’irresponsabilité et la bêtise généralisée. Chacun avait oublié qu’aussi basique ou raffinée que soit la nourriture, et aussi simple ou élaborée qu’en soit la recette, tout commence par l’œuvre du cultivateur.

Quant au fermier et à sa pauvre famille, le geste du fils aîné n’était pas dicté par le désespoir, mais par la ruse ! Ils se mirent tous ensemble à recueillir un à un tous les grains de blé qui restaient par terre. En dépit de la faim qui les tenaillait, ils eurent suffisamment de sagesse pour les conserver jusqu’à l’hiver. Puis, le fermier sema, cultiva et moissonna discrètement son petit champ. Les éléments furent cléments cette année-là et le fermier put ainsi récolter assez de céréales pour subvenir frugalement à leurs besoins, tout en conservant de la semence pour l’année suivante.

Cric-crac, mon histoire est finie! découvrez les autres Contes du Castellas

* Païre : métayer ou régisseur

* Raynol : le brutal garde-chasse de Roquefeuil, seigneur du château de la Roquette. Voir "Tromperies, trompeurs et trompés"

La Fouace de Roquefeuil
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Published by M&M - dans Contes du Castellas