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Comme dans le reste du royaume, au cours des années 1700, une suite de saisons catastrophiques s’abat sur le Val de Londres. Un hiver sibérien vient à bout de tous les oliviers et des vignes, puis des gelées meurtrières à la Sainte Croix dessèchent tous les bourgeons des treilles qui avaient survécu. Au printemps, pas un seul rayon de soleil ne parvient à dissiper les brouillards ; les céréales, se couvrent de la rouille et du charbon et ne donnent aucun épi.  Pendant l’été, des pluies incessantes pourrissent les raves en terre et moisissent les fourrages sur les prairies. Pour l’Assomption, de terribles orages de grêle hachent les potagers où les paysans avaient planté leurs derniers espoirs de subsistance. Les granges sont vides pour l’hiver: il faut abattre le bétail; pas de glands dans les chênaies : pas de quoi engraisser le cochon. Finalement,  pour la Saint Michel, le ciel se déchaîne et déverse des trombes d’eau qui dévastent les chemins et inondent les terres : impossible de labourer pour préparer les prochains semis...

 

Sans récolte, pas de nourriture ! La faim commence de tenailler les estomacs, grands et petits, jeunes et vieux. La disette, puis la famine s’installe dans le Val de Londres. Les enfants et les faibles meurent de faim, les plus vigoureux s’épuisent en vain à essayer de remettre en culture quelques lopins de terre. Le malheur est là et les perspectives sont bien sombres : même quand le ciel redeviendra clément, le temps que les récoltes reviennent occasionnera de nouvelles disparitions.

Toute la communauté est frappée de désespoir.

 

C’est en cette période noire que le meunier du moulin de Bertrand, sur l’Hérault, vient à St Martin et demande à voir les autorités. Tout le monde est très étonné car il a habituellement mauvaise réputation : secret, solitaire, mystérieux, il fait peur aux gens. Il s’occupe assidument de son moulin, certes, mais il reçoit les sacs de céréales, moud le grain, puis restitue la farine sans un mot ; sans dispute, mais sans un sourire. Pourquoi est-il si sombre? Les anciens se rappellent, il y a de longues années de cela, il a perdu sa fille unique. On raconte qu’en dépit des avertissements, la jeune fille avait pour habitude d’aller se baigner dans l’Hérault.

- Ne rentre pas dans l’eau, le Drac* qui vit là aime les jeunes filles, il te tirera par les pieds et t’entrainera dans sa grotte d’où tu ne ressortiras jamais !  lui disait son père.

Un jour il a trouvé ses sabots et ses vêtements au bord de la rivière, mais plus jamais on n’entendit parler d’elle... Le Drac avait sévi !

Depuis, le meunier s’était muré dans le chagrin et le ressentiment.

 

Et le voilà aujourd’hui devant le Prieur* de Saint Martin. Il prétend avoir une cassette qui -selon lui- peut résoudre tous les problèmes. Cependant, on doit suivre strictement les consignes qui lui ont été livrées en même temps que la cassette, il y a des années de cela :

- soulevez le couvercle de la cassette et vous n’aurez plus jamais faim ;

- enlevez le compartiment central de la cassette et vous ne serez plus jamais triste ;

- mais surtout, n’ouvrez jamais le fond de la cassette !

 

Avec son moulin qui lui assure une certaine aisance, il n’a jamais eu faim, donc il ne l’a jamais ouverte. Mais maintenant, il semble que c’est le bon moment de l’utiliser, et il veut en faire profiter tout le monde. Le meunier leur remet la cassette et s’en retourne à son moulin, tout aussi silencieux qu’à son habitude.

 

Les notables sont extrêmement circonspects. Si la solution des problèmes ne dépendait que d’une cassette, cela réduirait grandement le pouvoir du seigneur; le curé perdrait de son autorité spirituelle, et les riches ne pourraient plus vendre à prix d’or les quelques réserves de nourriture qui leur reste.

 

Mais les villageois qui ont eu vent de l’affaire ne sont pas de cet avis : ils veulent évidemment tester la cassette et vérifier si elle a vraiment le pouvoir de faire cesser leur malheur.

- Si ça ne marche pas, on n’aura rien perdu,  se disent-ils.

Aussi, s’emparent-ils de la cassette et se regroupent sur la place. Le plus téméraire soulève le couvercle et ... il découvre quelques graines desséchées ! Quelle déception ! En colère, il les jette par terre. Mais aussitôt, les villageois ébahis voient les graines se tortiller, germer, faire apparaître deux minuscules feuilles, qui s’étalent, puis une tige qui grandit, de nouvelles feuilles qui poussent et ainsi de suite jusqu’à ce que de très grandes plantes se chargent d’énormes gousses de haricots ! En moins de temps qu’il faut pour le dire, la douzaine de graines a produit de quoi remplir un grand panier de haricots !

Incrédulité ! Miracle ! Cris de joie !

 

Les plus pressés veulent les manger tout de suite, mais les plus avisés, en récupèrent deux belles poignées qu’ils ressèment aussitôt. À nouveau, les graines semées produisent immédiatement une nouvelle récolte et ainsi de suite, pendant tout le reste de la journée, jusqu’à ce que paysans et villageois aient rempli toutes leurs réserves.

 

Tous sont si heureux qu’ils décident d’organiser une fête et de manger les haricots. Les notables, d’abord fâchés car ils ont perdu leur influence sur la communauté, se ravisent et viennent eux aussi s’asseoir, manger et se réjouir de cette manne.

 

Tous festoient jusqu’à ce qu’une maman lance : 

- Ah ! Si nos petits malheureux emportés par la famine pouvaient encore être parmi nous ! 

- Et si on avait eu la cassette plus tôt, les anciens et les malades ne seraient pas morts dans la misère ! dit un autre.

A l’évocation des chers disparus, un voile de tristesse tombe sur l’assemblée ; les rires cessent, les voix se cassent, les yeux s’embuent de larmes salées... Certes, ils ont le ventre plein, mais le cœur serré.

 

- Le meunier a dit qu’avec la cassette, nous ne serons plus tristes !  En effet, le compartiment qui contenait les graines peut se soulever. Ils l’enlèvent aussitôt et découvrent de petits bâtonnets de bois... Une fois encore, ils sont extrêmement déçus et vont les jeter au feu quand le plus malin les arrête :

- Attendez ! Et si – comme pour les graines- il fallait les planter ? 

 

Cette fois, averti de l’expérience des graines, ils préparent un petit coin avec de la bonne terre, bien drainée et bien fumée. L’un d’entre eux s’applique à planter un de ces petits bâtons, alors qu’un autre l’arrose doucement. Tous, paysans, bourgeois, lavandière, curé, laboureur, seigneur...  se sont rapprochés et regardent attentivement en retenant leur souffle. Et alors, nouveau miracle! Le bout de bois sec se met à vibrer, un minuscule bourgeon vert tendre apparaît, enfle et s’ouvre pour donner de petites feuilles et des tiges s’élancent vers le ciel. Puis, des grappes se développent à vue d’œil, le pampre s’enroule sur les branches des arbustes avoisinants, tant le jeune cep de vigne - car c’est bien une vigne - est vigoureux. Les raisins se gonflent et noircissent, de lourdes grappes pendent maintenant des sarments : il n’y a plus qu’à les cueillir !

- Voilà le dessert qui manquait à notre festin de haricots ! 

- Peut-être, mais si on essayait de les presser ? 

 

Aussitôt-dit, aussitôt fait. Et tout aussi rapide que sa croissance, le jus de la vigne fermente bientôt à gros bouillons, décante en moins de deux et dans l’heure, donne un magnifique vin rubis. Ils le goûtent sans attendre : gouleyant, fruité, joyeux.  Depuis des mois et des mois, ils ne s’étaient sentis aussi bien ! Tous leurs soucis ont disparu, plus aucune tristesse ne subsiste dans leur cœur...

 

Alors que le bien-être général et la plénitude se répandent dans tout le village, alors que tous s’assoupissent, rassasiés, heureux et apaisés, deux garnements se concertent en secret : 

- Vus les bienfaits apportés par cette cassette, peux-tu imaginer l’ampleur du miracle, si nous en ouvrons le fond ?  dit l’un ;

- Jamais deux sans trois ! pouffe l’autre.

Ils profitent de la sieste pour s’emparer discrètement de la cassette et se cachent afin d’expertiser cette fameuse boite en toute tranquillité, avec l’excitation de profiter – seuls - des bienfaits du miracle !

 

Ils forcent un peu avec leur couteau et « clac !» le fond de la cassette s’ouvre !

Plus jamais, chrétien vivant ne les reverra !

 

En un éclair, ils sont transportés au fond d’un trou, ou plutôt une grotte très sombre, remplie d’eau froide. Cependant, ils nagent sans trouble de respiration, la cassette ouverte encore entre les mains. Les deux compères ne comprennent absolument rien à ce qui leur arrive. Ils sont encore abasourdis quand, du fond du puits, une petite lueur bleu croît, puis progressivement envahit tout l’espace, les obligeant à cligner des yeux. Quand leur vue se stabilise, ils voient devant eux une magnifique femme resplendissante de lumière, la tête auréolée de ses longs cheveux flottant doucement dans l’eau. Sans un mot, son regard interrogateur suffit à faire comprendre aux garnements qu’ils doivent expliquer ce qui les a amenés ici.

Ils racontent donc les gelées meurtrières, les brouillards insidieux, les pluies  catastrophiques, la famine et la maladie, la mort et le malheur dans tout le Val de Londres. Puis, le meunier apportant une petite boite miraculeuse qui assouvit la faim et soigne la tristesse, et enfin... l’ouverture du fond de la cassette.

 

En dépit de l’eau dans laquelle ils baignent tous les trois, les garçons voient distinctement de grosses larmes rouler sur les joues de la femme. Et avec ces yeux si tristes, elle leur fait comprendre que le meunier du moulin de Bertrand est son père, qu’elle est devenue la femme du Drac et qu’elle réside ici, avec lui, dans le « Trou du Drac* ». Incidemment, elle ajoute qu’eux deux sont morts, noyés, parce qu’ils ont ouvert le dernier compartiment de la cassette, et surtout que la cassette ne leur était pas destinée !  Et dans un mouvement fluide et élégant, elle leur reprend la cassette, se retourne et disparaît sans plus de façon, laissant là les compères pour l’éternité.

 

La belle femme éplorée va informer le Drac de ce qui vient d’arriver. Elle pleure et le supplie.

- Je sais que vous m’avez permis de transmettre cette cassette miraculeuse à mon père, pour adoucir le chagrin de m’avoir perdue. Mais il est tellement bon, qu’il n’en a pas tiré profit égoïstement, qu’il a continué à accomplir sa tâche et à servir les fermiers qui lui apportaient leur grain ; sans son travail, ils n’auraient pas pu manger. Il est tellement bon, que lorsque le malheur a frappé la communauté, il a partagé son secret pour permettre à tous de reprendre pied et de reconstruire la vie. Maintenant, il n’a plus la possibilité de profiter du dernier sort et de venir me rejoindre. L’espoir qui m’a animée jusqu’à aujourd’hui, revoir mon père, s’est à jamais évaporé. Vous n’aurez que ma tristesse à partager avec moi, pour l’éternité... 

 

Le Drac est très ému. Lui même ne savait pas qu’il pouvait être ému ! Mais les mots si simples, si tendres et si vrais de sa femme l’ont touché. Il l’aime et comprend qu’il peut faire quelque chose de grand ! Il reprend la cassette, referme le compartiment du fond (tout en se retournant pour que sa femme ne voit pas quel secret il y rangeait) et la fait porter sur un rocher à côté du moulin de Bertrand.

 

Le lendemain matin, le meunier reconnait la cassette. Il l’observe, voit quelle a déjà été ouverte mais que le fond est encore fermé.

Il hésite, regarde autour de lui : son moulin silencieux, les sacs de grain vides et ses vielles mains toutes ridées et noueuses ; il sort son couteau de sa poche et d’un coup sec de la lame, il ouvre le fond de la cassette.

 

Le Val de Londres est redevenu prospère et heureux. L’été suivant, les fermiers amènent le froment le plus précoce pour le faire moudre au moulin de Bertrand. Mais il est vide ; le meunier n’est plus là depuis longtemps...  Et plus jamais on n’a revu le meunier du moulin de Bertrand.

 

Bien sur, vous avez deviné! Une fois sa mission sur terre menée à bien, il a pu rejoindre sa fille bien-aimée, pour toujours!

 

Cric-crac, ainsi s’achève mon histoire! mais vous pouvez découvrir les autres Contes du Castellas

 

 

 

 

 

* Prieur : prêtre exerçant la responsabilité religieuse et séculaire sur le village ; il a rang de seigneur du fief.

* Drac : Personnage mythique, démon ou plaisantin, vivant dans les sources et les grottes noyées. Le « Trou du Drac » est une résurgence située près de Montpeyroux  (Hérault).

 

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Published by M&M