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Le secret de la brodeuse de bas de soie

Il était une fois un vigneron qui avait perdu sa femme et habitait seul avec sa fille Pauline dans une petite maison du Castellas. Ils vivaient très modestement du travail du père dans les vignes et dans le jardin potager, alors que la jeune fille s’occupait de la basse-cour. L’épouse - et mère - était morte depuis des années, à la suite d’une longue maladie, et en dépit de l’amour et des soins coûteux que le père, plein d’espoir, avait consenti à payer en empruntant de grandes sommes d’argent.

A cette époque, l’industrie de la soie battait son plein dans la région. Chaque maisonnée avait une grange adaptée pour y élever des « magnans » à la bonne saison. Il fallait cueillir des masses de feuilles de murier pour nourrir les vers-à-soie affamés. Les cocons récoltés étaient ensuite vendus aux manufactures de Ganges qui les dévidaient, filaient la soie, puis tricotaient des bas parmi les plus réputés du pays. Les bas de soie les plus luxueux étaient ornés d’élégantes broderies sur le haut du talon, autour de la cheville ou sur le devant de la jambe. Les manufacturiers amenaient les bas prêts à broder et les écheveaux de fin coton perlé chez les femmes des villages et des mas alentour. Avec grand soin, elles devaient broder selon les modèles, semis de fleurs, entrelacs ou papillons, sur les mailles d’une extrême finesse, pour quelques sous la paire.

Broderie sur bas de soie (France, vers 1900) The MET (New York)

Mais seules les plus agiles des petites mains, celles qui avaient fait la preuve de leur dextérité à l’aiguille étaient retenues par les manufacturiers pour fournir les précieuses broderies. En effet, le tricot de soie était tellement serré et délicat qu’il fallait d’excellents yeux pour compter les mailles et des doigts fins et lisses pour passer l’aiguille sans filer la maille. Les jeunes femmes tiraient fierté d’être choisies comme brodeuses, mais de toutes celles du village, Pauline était de loin la plus appliquée, celle dont les points étaient les plus nets et les plus réguliers. Surtout, aucun de ses ouvrages n’était refusé : pas un défaut ni une maille filée, alors que la peau du bout des doigts et les mains rugueuses, abimées par les durs travaux manuels transformaient bien de jeunes mains en véritables rappes, qui s’accrochaient au tricot, « coulaient » les mailles et rompaient le fil de soie.

Aussi, tous les manufacturiers de la région confiaient-ils à Pauline leurs nouveaux modèles les plus fins, leurs projets les plus audacieux et leurs commandes les plus exceptionnelles. Ils savaient qu’elle s’acquitterait de la tâche avec succès, et toujours pour la somme dérisoire qu’ils avaient fixée. Pauline devait travailler de longues heures après ses travaux domestiques, pour honorer les commandes. Elle s’épuisait au travail, mais elle et son père avaient besoin de ce revenu pour rembourser les dettes de la famille.

L’habileté de Pauline faisait des jalouses et les gens du village jasaient à son propos. Comment pouvait-elle rendre son ouvrage toujours aussi parfait ? Comme elle restait à la maison et que son père veillait sur elle, bien qu’elle fut largement en âge de se marier, les interrogations laissèrent place aux rumeurs ; certains parlèrent de secret, d’autres de magie !

À cette époque, il y avait un manufacturier de Ganges qui jugeait que la meilleure façon de former son fils Victor aux affaires, était de l’exercer à toutes les fonctions qui contribuent au business. Une année, il le manda chercher la fameuse « graine » en Chine ; l’année suivante, au lieu d’envoyer un commis pour amener les bas chez les brodeuses et aller récupérer les ouvrages, il envoya son fils à la place, « comme cela, tu verras comment travaillent nos gens, et tu seras en mesure de choisir les meilleures brodeuses », avait-il dit. Ainsi, Victor eut un jour à déposer une importante commande chez Pauline. Dès qu’il se présenta à la porte, il fut surpris de la beauté naturelle de la jeune femme, charmé par l’honnêteté foncière qui émanait de son visage et ému par la simplicité de l’environnement où il l’a trouvait. De son côté, Pauline avait tout de suite ressenti qu’elle n’avait pas à faire à l’un de ces commis aux manières incertaines, plus bêtes que méchants et si fiers de mener l’attelage de la manufacture !

Ils échangèrent des banalités, mais leur voix était chargée de l’émotion que l’on ressent lorsqu’on a conscience de vivre un instant inoubliable : celui de la première rencontre. En un mot, ils s’étaient plu au premier abord.

Le secret de la brodeuse de bas de soie

Les ouvrages de Pauline allaient bon train et elle attendait les prochaines livraisons avec impatience ; sachant que Victor allait l’inspecter, elle mettait encore plus de cœur à son travail. De son côté, le jeune homme incitait ses riches clients à commander des modèles de plus en plus sophistiqués qui lui assuraient d’aller les amener chez Pauline, la seule à pouvoir les réaliser. En quelques mois de cette mutuelle émulation, la broderie de Pauline avait atteint un niveau de perfection inégalé, dont la réputation franchit les frontières.

Les autres brodeuses avaient du mal à admettre la supériorité technique de Pauline et étaient jalouses de son succès. Les rumeurs redoublèrent à propos de pouvoirs qu’elle aurait possédés. Certains pensèrent l’espionner mais personne ne parvenait à apprendre quoi que ce soit à son sujet.

Un jour, le garde-chasse aperçut le père de Pauline qui ramassait des pierres, et plus précisément des blocs de silex, dans le bois de Darnieux et il en fut très étonné. Il le suivit discrètement et l’observa broyer ces cailloux avec une masse, puis les réduire en une fine poudre dont il remplit un sachet de toile. Plus tard, il le vit décrocher et rouler des peaux de lapin qui séchaient sous un appentis attenant à la petite maison du Castellas. Le garde-chasse, très intrigué, voulait comprendre ce qui se tramait et vérifier si rien ne contrevenait à la loi ! Il s’approche discrètement de la fenêtre et jette un œil curieux à l’intérieur. Pauline se frotte consciencieusement les mains avec la poudre de silex. Elle malaxe doucement le bout de ses doigts, insiste particulièrement autour des ongles, qu’elle masse fermement avec son pousse. Elle récupère la poudre dans on tablier et recommence l’opération. Après un moment, elle époussette délicatement avec un pinceau le restant de poudre de ses doigts, puis saisit une des peaux de lapin et frotte longuement la paume de ses mains et ses doigts, un à un. Enfin, elle s’assied sur sa chaise basse et se met à broder.

La séance tenait d’une cérémonie et dégageait une sensualité certaine. Le garde-chasse se senti progressivement gêné, puis honteux d’épier ainsi une jeune femme dans sa maison. Il se retira sans bruit et sur le chemin du retour fit le point sur tout ce qu’il avait vu. Il réalisa qu’il venait de découvrir le secret de la brodeuse ! Si elle n’abimait jamais les bas qu’elle brodait, malgré les mauvais traitements infligés à ses mains par les rudes travaux domestiques, si elle conservait la peau douce sur ses mains et toute la sensibilité du bout de ses doigts, c’est donc grâce au gommage à la poudre de silex et au massage avec la fourrure de lapin !

Les femmes du village envoyèrent, qui leur mari, qui leur frère, chercher des silex et tanner des peaux de lapin, afin de se lisser les doigts. Elles espéraient toutes devenir aussi efficace que Pauline. Las ! Malgré les masses de silex réduites en poudre, en dépit des douzaines de lapins dépouillés, et bien qu’elles aient passé des heures et des heures à se manucurer (en négligeant les tâches domestiques), tous leurs efforts ne servirent à rien : pas une ne parvint à approcher la qualité du travail de Pauline. Aurait-elle donc un autre secret ?

Cependant, Victor continuait de voir furtivement Pauline lors des livraisons, et bien qu’ils ne puissent se parler longtemps, leur rencontre était toujours pleine d’émotion et ils portaient chacun sur le visage le sourire distinctif des amoureux. Un jour, au lieu d’apporter une nouvelle commande de broderie, Victor apporta un cadeau à Pauline : il avait remarqué que la petite maison ne possédait pas de miroir et pensait que c’était pitié qu’un si beau visage ne puisse se mirer.

Pauline, très surprise, ouvrit le paquet, saisit le cadre, le retourna vers elle et effleura la surface lisse et froide du miroir… mais son beau regard resta dans le lointain. Elle baissa la tête et se mit à sangloter silencieusement.

Victor ne voulait pas avoir compris. Il aurait souhaité effacer cet instant tragique. En une seconde, son cœur s’était à la fois tout grand ouvert à l’amour et avait défailli à la découverte du véritable secret de Pauline : elle était aveugle ! La jeune brodeuse était aveugle, et c’était à cause de ces maudits bas de soie qu’elle s’était abîmée la vue ! Elle avait des doigts d’une sensibilité extrême, lui permettant de compter les mailles, mais ses yeux lui faisaient progressivement défaut. Sa vue défaillait et c’était lui qui l’avait incitée, par ses commandes toujours plus extravagantes, à travailler plus finement encore, jusqu’à devenir totalement aveugle.

Victor était ravagé par le remord et submergé par sa propre bêtise mais il aimait Pauline. Il la prit dans les bras et la serra contre son cœur. Leur étreinte et les larmes mélées sur leur visage signifiaient qu’ils allaient partager leur vie, qu’il l’amènerait loin de ces fichues broderies, et qu’il trouverait les meilleurs spécialistes pour lui faire recouvrer la vue.

Ce qu’il fit et ce qu’il advint !

et cric et crac, mon conte est achevé.

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Photos de bas brodés des collections du Metropolitan Museum of Art

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Published by M&M - dans Contes du Castellas